Mt 10, 37-42
Jouer à qui perd gagne ?
Par le Père Pierre Abry,
« Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera. » Non, le Christ ne livre pas une maxime pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. Les Béatitudes promises ne sont pas un opium pour loosers, un art de perdre à défaut de savoir gagner. Cette parole nous révèle à nous-mêmes. L’homme est habité par une contradiction, source de toutes ses frustrations.
D’une part, il aspire insatiablement à la vie ; de l’autre, il est miné par la peur de perdre le peu qu’il en a. L’une, la samaritaine, à la rencontre du Christ, aspire à cette « eau qui deviendrait en elle source d’eau jaillissant en vie éternelle. » (Jn 4,14) L’autre, le jeune homme riche, entendant sa parole, « s’en éloigne tout triste, car il avait de grands biens » (Mt 19,22). Cette tension intérieure empêche d’assumer le réel, et cause toutes les fuites de la croix, jusqu’aux addictions. Elle empêche l’homme de se donner, et lors même qu’il semble le faire, c’est encore dans l’espérance d’un retour sur investissement, qu’il craint toujours être en pure perte. L’homme religieux aussi est familier de ce calcul égoïste, qui nourrit le secret espoir de récupérer avec un qualificatif d’éternelle, la vie qu’il aurait perdue ici-bas ! Pierre ne demande-t-il pas à Jésus : « Voici que nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi, quelle sera donc notre part ? » (Mt 19,27)
Qui reste dans cette perspective mercantile et intéressée « n’est pas digne de moi », littéralement « ne pèse pas pour moi, ne fait pas le poids ». Il met en balance des réalités d’ordres différents, il cherche sa vie, la vie en tant que sienne. Christ libère de ce possessif, qui de fait dépossède et renferme sur soi-même. Un recentrement se donne « à cause du Christ et de l’Évangile » (Mc 8,35), rencontre qui seule cause le jaillissement de la gratuité de la Vie. « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, Père, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17,3)
Dès lors, le disciple ne vit plus pour et par lui-même. Configuré au Maître qui « est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Lui qui est mort et ressuscité pour eux » (2Co 5,15), Jésus dit de lui : « Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. » Les jeux d’influence qui ont conduit à la démission de notre archevêque questionnent notre capacité à accueillir ceux que le Seigneur envoie. A ce jeu, nous avons perdu sans rien gagner. Craignons même que le Christ nous dise, comme aux pharisiens : « Voici que votre maison va vous être laissée. Oui, je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu’à ce qu’arrive le jour où vous direz : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Lc 13,35)