Mc 1, 12-15 Profondeurs de la condition humaine Par le Père Pierre ABRY, Deux leviers peuvent réduire l’homme à une chose manipulable, le rendre étranger à lui-même, à sa profonde dignité de créature à l’image et ressemblance de Dieu : la faim ou la satiété ; la contrainte ou l’aliénation ; priver l’homme du nécessaire ou l’étouffer de superflu. Une partie de l’humanité vit sous la contrainte des nécessités de la survie ; l’autre dans l’aliénation de la satiété, réclamant « du pain et des jeux » comme dans la Rome décadente. Toutes deux, bien qu’antagonistes, sont tenaillées par la même problématique existentielle : la peur de la mort. C’est à ces confins que Jésus porte le combat en allant au désert, ces profondeurs de l’homme que le carême invite à explorer. Après le baptême au Jourdain, « aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert… Il y resta quarante jours, tenté par Satan. » Jésus est poussé par l’Esprit, c’est-à-dire par son amour pour le Père dont il partage la nature divine et son amour pour nous dont il assume pleinement la condition humaine. Après quarante jours de jeûne, l’organisme est à bout, le psychisme au point de rupture. La nature humaine se révèle dans sa fragilité radicale. A ce point se réveille, comme en un dernier sursaut, aussi vital que suicidaire, ce qu’il y a de plus primitif en nous, de presque animal : notre cerveau reptilien, son instinct aveugle de survie, de conservation, capable de faire de l’homme une bête fauve ou une bête de somme. C’est là que la Bête tente l’homme pour le réduire à l’animalité, à « l’esclavage par peur de la mort » (He 2,14) A ce point, l’homme est capable de se vendre pour une bouchée, d’embrasser toutes les promesses de paradis illusoires, de servir toutes les tyrannies. Les tsunamis, même les plus dévastateurs à la surface de nos vies quotidiennes ont leur origine dans ce séisme profond, le levier de la peur de la mort. Dans une chair semblable à la notre, Jésus descend en ces profondeurs. Il porte le combat aux confins de notre humanité, où nous risquons de nous laisser réduire à moins que l’animalité, pour faire jaillir là, à la racine de notre être, le choix de la vie filiale. Le combat du désert sera achevé dans l’agonie du jardin de Gethsémani, dans la mort de la mort elle-même sur la Croix, dans le jaillissement de la vie au matin de Pâque. L’appel au désert du carême invite à sortir des zones de confort, de gratification, de satiété, pour se laisser conduire par l’Esprit Saint, avec Jésus, en ces profondeurs, par une contrainte librement consentie de soi envers soi-même, à travers le jeûne, la prière et l’aumône. La part obscure de nous-mêmes révélée, deviendra le pivot d’un consentement plus profond à la vie filiale, la grâce de la conversion. |