Jn 6, 51-58
Quel pain pour quelle faim ?
Par le Père Pierre ABRY,
« Manger la chair et boire le sang du Fils de l’homme », voila qui nous reste en travers de la gorge, c’est le cas de le dire, jusqu’à étouffer l’intelligence. Effarée par le cannibalisme d’une lecture littérale, la raison s’échine à un décodage symbolique qui vide la Parole de ses protéines, pour en faire un steak végétal ! Les juifs déjà se querellaient : « Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? » En attendant, nous écoulons nos jours à alimenter notre chair insatiable. Nous percevons même en elle et par elle un facteur de corruption de notre être. Ce qui nous alimente finit aux lieux d’aisances, et notre chair elle-même fera l’aisance d’un autre maillon de la chaîne alimentaire.
Fils repus d’une société de consommation, mettons-nous à l’écoute de notre faim et de notre soif véritables. « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice », d’une vie juste, d’une existence ajustée à la Vie, « ils seront rassasiés. » (Mt 5,6) On entend souvent dire : « Tu as tout ! Qu’est-ce qui te manque ? » Ou devant un échec conjugal : « Ils avaient tout pour être heureux ! » La vie se mesurerait-elle au degré de bien-être ? Elle consiste bien à être, plus qu’à jouir du bien-être. Nous avons santé, famille, travail ; nous ne sommes pas malheureux, mais sommes-nous heureux pour autant ? Jésus ne propose pas un bonheur par défaut, une vie qui serait survie, plutôt « sous-vie », car réduite à assouvir les seuls besoins élémentaires et psychiques. De tout temps on réclame du pain et des jeux ! Christ est venu « pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. » (Jn 10,10)
Quelles sont donc les caractéristiques nutritionnelles de la « chair et du sang du Fils de l’homme » ? Le Christ a vécu notre chair, non selon les nécessités de la subsistance et de la gratification, mais dans la docilité et la transparence parfaites à l’Esprit, à l’Amour. Au puits de Sychar, il répond aux disciples revenant des courses en ville : « J’ai à manger un aliment que vous ne connaissez pas. Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » (Jn 4,32) L’Esprit Saint, l’amour de son Père et l’amour pour son Père nourrit sa chair, la vivifie, pour en faire l’expression corporelle de la vie filiale, de la donation totale. Lorsque dans le Notre Père, nous demandons « notre pain de ce jour », qualifié de « super-substantiel », c’est Christ lui-même que nous demandons, pour alimenter en nous la Vie. Vivre ma chair, non selon les nécessités, les convoitises, voire la prédation, mais en communion avec la chair du Seigneur, vivifiée par l’Esprit, c’est en faire comme un sacrement de « l’être aimé du Père » et de l’amour des frères, c’est l’ouvrir déjà à la vie éternelle.