Mt 18, 21-35
Dimension sans mesures
Par le Père Pierre ABRY,
Dimanche passé, l’évangile évoquait le péché qui dénature la communauté et exige correction fraternelle. Aujourd’hui, il s’agit du « frère qui pèche contre moi. Dois-je lui pardonner jusqu’à sept fois ? » L’Écriture dit en effet que « le juste tombe sept fois et se relève. » (Pr 24,16) Il aura fallu une vie à Jacob, père des tribus d’Israël, pour faire face à son jumeau et rival Ésaü. « Il se prosterna sept fois à terre avant d’aborder son frère. Ésaü, courant à sa rencontre, le prit dans ses bras et l’embrassa en pleurant. » (Gn 33,3)
En Christ, la mesure devient démesure : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. » Ce pardon à tous et toujours n’est pas à entendre comme un moralisme intenable. Aussi, Jésus renvoie à sa source, dans la parabole des deux débiteurs. Le premier doit 10 000 talents à un maître, soit 100 millions de deniers ; le second doit 100 deniers à un égal. En termes actuels, 9 milliards d’euros, ou encore 18 410 vies de travail à 48 annuités, contre 9000 € ou 200 jours de travail ! Le premier, à qui le maître a remis une dette faramineuse et insolvable, se jette impitoyablement sur son semblable débiteur.
Je ressens toujours plus douloureusement l’offense faite par un semblable, que ma propre dette envers Dieu qui a pardonné tous mes péchés. Et lorsque je ne vois plus dans quelle démesure je suis un pécheur justifié, j’exige que justice me soit faite du tort subi. « Le maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. » L’homme qui refuse de pardonner à son prochain est abandonné à la justice qu’il réclame pour lui-même, torturé par le bourreau intérieur de sa prétention de justice. « De la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous. » (Mt 7,2) En effet, « Le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde ; mais la miséricorde se rit du jugement. » (Jc 2,13) Aimés et pardonnés en Christ, la seule dette que nous ayons les uns envers les autres n’est plus celle du péché, mais celle de l’amour comme nous avons été aimés. « N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel. » (Rm 13,8)
L’amour miséricordieux, le pardon est la nature même de Dieu. Lui est pardon. A nous, la grâce du pardon et de pardonner peut être donnée. Le pardon n’est pas en nous « à demeure », il circule comme grâce. Il est reçu pour être donné, redonné, et donné encore, par delà le don. Même lorsqu’une vieille offense déjà pardonnée remonte à la mémoire, le pardon est à redonner encore, soixante-dix fois sept fois, toujours et encore.