Mt 21, 28-32
Mouiller à la grâce
Par le Père Pierre ABRY,
Envoyé travailler à la vigne, l’un répond : « Je ne veux pas », puis se repend et y va. Le second dit : « Oui, Seigneur ! », mais n’y va pas. Une lecture moraliste appellerait à la cohérence entre paroles et actes. Il est vrai qu’à ne pas vivre comme on pense on finit par penser comme on vit… A force de dire et de ne pas faire, on finit par se taire… Mais le seul lieu en ce monde où l’on dit ce qu’on pense, pense ce qu’on dit, et agit en conséquence est le cimetière, où tous sont réduits au silence et condamnés à l’inaction.
Une parabole n’est pas une morale, elle révèle à lui-même le coeur de l’auditeur. Rendons-nous à l’évidence du point de départ : A l’appel à travailler à la vigne, des deux fils aucun ne fait la volonté du Père. « Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. » (Rm 11, 32) Les deux enfants de la parabole, adolescents immatures, pensent se construire dans le refus frontal ou la conformité d’apparence. L’un croit se structurer en opposition au père. C’est « non » par principe. Avis à tous les libres-penseurs, beaucoup moins libres qu’ils ne le pensent ! Le second joue la conformité des apparences, l’obéissance formelle. Avis aux bien-pensants, beaucoup moins « bien » qu’il ne le pensent. Le cœur de l’un comme de l’autre est loin du père. C’est qu’à sauver les apparences ou à les revendiquer on en perd son âme !
Mais alors, où est l’avantage du pécheur sur le pharisien ? La blessure du péché le rend vulnérable à la grâce, lorsque le remords travaille le cœur jusqu’au repentir. Le génie de Charles Péguy l’exprime de manière saisissante : « On a vu les jeux incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse, et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué. De là viennent tant de manques dans l’efficacité de la grâce, et que, remportant des victoires inespérées dans l’âme des plus grands pécheurs, elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens. C’est que …les honnêtes gens,… ou enfin ceux qui aiment à se nommer tels, n’ont pas de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure… Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché. Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Les honnêtes gens ne ‘mouillent’ pas à la grâce. »