Lc 17, 5-10
La grâce de l’inutilité
Par le Père Pierre Abry
La conclusion de Jésus à sa parabole choque à plus d’un égard : « Lorsque vous aurez fait tout ce que vous étiez tenus de faire, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions faire. » Serviteur inutile, voilà un oxymore déstabilisant l’existence à sa base, plus qu’une leçon piétiste qui la conforterait. Les premières traces d’humanité apparaissent dans l’usage d’outils. Le latin utor – se servir de – est à la racine d’usus, d’usage, d’ustensile, de l’outil que nous uti-lisons parce qu’il a une uti-lité. La technoscience moderne a porté l’outil et l’utilitarisme à leur paroxysme, jusqu’à fabriquer des outils idiots et même des idiots uti-les. De fait, la question de l’utilité est sous-jacente à toutes nos actions, et à notre être même. Qu’est-ce alors qu’un serviteur inutile, un « outil non-outil », un serviteur qui ne sert en rien ?
Plus déstabilisant encore, le Christ Jésus lui-même, « de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. » (Ph 2,7-8) Serviteur inutile, il a fait ce qu’il devait faire, et que lui seul pouvait faire : racheter la création. Il a « labouré » notre terre pour y semer le bon grain de l’évangile ; il a rassemblé le troupeau dispersé dans l’erreur ; et de « retour des champs » de notre humanité, il ne s’est pas assis à table, mais il a pris la tenue de service pour préparer le repas pascal à l’homme déchu, lui qui avait été établi maître sur la création (Gn 1,28). Le monde n’a pas été créé pour être sauvé, mais il doit être sauvé, parce qu’il a été créé dans la gratuité de l’amour. Il n’est d’aucune utilité à Dieu. Dieu ne s’en sert pas, mais s’en fait le serviteur, plus que jamais considéré inutile.
L’utilité réduit tout au rang de moyen en vue d’une fin profitable ; elle instrumentalise. Elle est aussi ancrée en nos cœurs qu’un mûrier dans le sol où il plonge ses racines. Et pourtant, avec un peu de foi, « gros comme une graine de moutarde, vous diriez à l’arbre que voici : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait. » Il est vrai qu’en ces temps troublés, la moutarde est aussi rare sur les rayons que la foi dans les cœurs…
« Augmente en nous la foi ! » demandent les apôtres. Pour qui n’en a qu’un grain de moutarde, il suffit à épicer et relever le goût de la vie aux arômes de gratuité de l’amour, déracinant l’utilitarisme. Au monde l’utilité ; au chrétien l’action de grâce qui retourne au Père toute grâce reçue. C’est la préface au repas eucharistique que le Serviteur inutile prépare aux siens : « Vraiment, il est juste et bon, pour ta gloire et notre salut, de t’offrir notre action de grâce, toujours et en tout lieu ! » Ceci à toutes fins utiles…