Jn 9, 1-41
Aveugle clairvoyant
Par le Père Pierre Abry,
Adam, façonné de la glaise, vivifié du Souffle de Vie, advient à l’existence dans la vision de Dieu, dans le visage à visage avec son Créateur. Visage provient du verbe latin voir. Mais lorsque la créature se détourne, quitte le vis-à-vis pour porter ses regards sur un fruit désirable et séduisant, la glaise insufflée devient chair aveugle, par la convoitise qui naît dans le cœur. Le même monde, devenu autre, s’ouvre aux vues de la connaissance, alors que l’essentiel se voile. A l’image du point aveugle de notre œil, là où le nerf optique s’insère sur la rétine, point où on ne voit pas et qui pourtant permet de voir tout le reste, Dieu disparaît à nos yeux, la création devient un monde sans Dieu qui s’offre à nos yeux. Depuis lors, l’homme naît aveugle tout en croyant voir.
Que voit-il ? L’aveugle de l’évangile, rien. Les disciples croient voir en lui le châtiment d’un péché. Les pharisiens, à la lumière de la Loi, voient un homme « qui n’est que péché depuis sa naissance » et pécheur aussi Celui qui l’a guéri un jour de sabbat. « Ceux qui étaient habitués à le voir auparavant » ne savent que croire. Les parents, pour pouvoir encore se faire voir à la synagogue, préfèrent ne pas savoir. Jésus, lui, voit en l’homme, abîmé du mal de la cécité, l’opportunité de travailler « aux œuvres de Celui qui l’a envoyé. » Si Adam s’était détourné du vis-à-vis en un premier sabbat où Dieu voulait reposer en lui et le faire reposer en Lui, ne convenait-il pas que les yeux de sa descendance se rouvrent sur l’Envoyé un jour de sabbat ?
Le Christ, l’Envoyé reprend l’œuvre créatrice, car « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu. » (Irénée de Lyon) A la glaise, il mêle sa salive, la Parole, pour maculer de boue les yeux de l’homme aveugle qui ne perçoit le monde que par le toucher et l’ouïe. Incommodé et sali, il entend une parole : « Va te laver à la piscine de Siloé – ce qui veut dire ‘Envoyé’. » Les événements de nos vies sont Parole. Comme de la boue en plein visage, ils nous contraignent à aller nous laver aux eaux baptismales. Ils laissent entendre l’appel du Seigneur, car l’ouïe est l’organe de la foi. « La foi vient de l’écoute, et ce qu’on entend par une parole du Christ. » (Rm 10,17)
Jésus vient à la rencontre de l’homme qui a recouvré la vue dans l’obéissance de la foi à la Parole. Il se laisse voir de celui qui ne le connaissait que par le timbre de la voix et une rencontre boueuse. « Crois-tu au Fils de l’homme ? Tu le vois ; celui qui te parle, c’est lui. » Le même monde devient autre, il est désormais création nouvelle, car l’œil de l’homme a été renouvelé, à partir précisément du point aveugle.