Mt 5, 13-16
Le sel devenu fou
Par le Père Pierre Abry,
C’est bien ainsi qu’il faudrait traduire littéralement le grec de l’évangile : « Si le sel devient fou, avec quoi le salera-t-on ? » Traduire « si le sel s’affadit » est bien fadasse. Le « sel devenu fou » est celui qui perd sa raison, saler en mourant à lui-même. C’est ainsi qu’il donne saveur à ce qui l’entoure, bien que lui-même n’en ait que très peu en tant que sel. Dénaturé, « il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens. »
« Vous êtes le sel de la terre », communauté chrétienne en son ensemble et chrétien en personne. Aujourd’hui, l’Église est jetée hors du cœur de nos contemporains et foulée aux pieds dans les avenues médiatiques. Il est à craindre que le sel ne soit devenu fou… Chesterton remonte à la mémoire : « Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, il est beaucoup trop bon… plein de vertus désordonnées et décrépites…Ce ne sont pas seulement les vices que l’on met en liberté… Mais les vertus, elles aussi, brisent leurs chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles… parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. » Vertus chrétiennes devenues folles, sel devenu fou… Quelles causes à cette folie ?
Un premier sel se dénature par défaut, complice d’une dissolution qui n’est pas salaison, mais conformisme au milieu ambiant, pour en adopter l’inconsistance. Il réduit l’expérience chrétienne à quelques vertus humaines isolées, certes bonnes. Si encore elles étaient réellement pratiquées, elles conduiraient tout au moins, à vivre notre humaine condition à hauteur d’homme ! Mais parfois elles ne font qu’habiller le vice. Quelle utilité d’un sel, qui en garde l’apparence sans en avoir la vertu, qui ne sale plus, ou pire encore corrompt ?
Le second sel se dénature par excès, résistant au milieu ambiant. Un cristal de gros sel qui ne se dissout pas dans le pot-au-feu, met l’eau à la bouche. Il est craché, ou conduit au vomissement. Ainsi de ceux qui refusent de mourir à eux-mêmes et nourrissent obstinément un mordant salin. Parmi ces insolubles, les extrêmes opposés se retrouvent : perpétuels révoltés ecclésiaux en cravate comme en soutane, rebelles et critiques de toute autorité.
Souvent, ils sont brillants, mais briller n’est pas illuminer. Se mettre en lumière n’est pas éclairer. Plus tard, on découvre qu’ils avaient mis la lumière sous le boisseau, et bien d’autres choses sous le tapis…Entre ces extrêmes, le Christ lui, « passant au milieu d’eux, allait son chemin… » (Lc 4,30) Comme en toute époque trouble, un sel véritable est déjà là, agressé de toutes parts, qui donne saveur à l’insipide liquide ecclésial actuel.