Lc 5, 17. 20-26
Souffrir le bien
Par le Père Pierre ABRY,
L’Évangile, comme un diamant aux multiples facettes, diffracte l’unique lumière de la Bonne Nouvelle en diverses nuances. Les huit béatitudes du Sermon sur la montagne de Matthieu se réfractent en un Sermon dans la plaine chez Luc, à travers quatre béatitudes doublées d’autant de malédictions. Pauvres, affamés, affligés et méprisés, incarnant les malheurs du monde, sont déclarés heureux. Opulents, repus et rieurs loués par le monde sont déclarés malheureux. Quel sens a cette construction antithétique ?
Faut-il entendre un renversement révolutionnaire des valeurs, ou encore une religieuse alternance entre maintenant et l’au-delà ? Les béatitudes ne sont pas une inversion des valeurs, mais démantèlent bien les fausses valeurs. L’aisance n’est pas un mal en soi, pas plus que la condition de l’éprouvé un bien. Il y a de pauvres riches et de pauvres pauvres. Quel peut donc être le bonheur de l’éprouvé qui échappe si souvent au repus ? Si la possession jouisseuse donne un réel contentement, elle étouffe, par une illusion de bonheur, la faim véritable. Si la condition de l’éprouvé est un mal réel, elle peut cependant ouvrir au désir du bien véritable. Il est plus aisé au fils prodigue, tenaillé par la faim, de rentrer en lui-même, pour retrouver l’humble chemin vers la maison du père, qu’au fils aîné de faire un unique pas pour en franchir le seuil. « Je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu. » (Mt 21, 31) Non que la prostitution devienne vertu, mais la pauvreté criante du péché peut devenir béance accueillante à la miséricorde, par laquelle le Royaume advient, faisant de cette pauvreté une béatitude.
Où donc est la clé ? Le bonheur, ne saurait être une satiété repue. La béatitude ne peut que se recevoir et se donner. La reçoit qui en manque, pour en donner par débordement. Tout notre malheur réside dans l’accaparement satisfait et illusoire. Tertullien résume de façon lapidaire : « Pour le dire en un mot, tout péché a sa source dans l’impatience. Le mal n’est que l’impatience du bien. » La béatitude serait donc la patience du bien ? Patience dérive de « patior », en latin « souffrir ». Oui, le bien se souffre avant tout ! Sa jouissance satisfaite, son « impatience » est le véritable malheur. L’enfant qui, avant la veillée de Noël, ouvre le cadeau posé sous le sapin, le perd par là même. Il peut bien posséder l’objet, il a perdu le cadeau. Il a défloré le don en possession. Il s’est détruit lui-même, devenant incapable d’attendre et de recevoir. Heureux donc les pauvres, non de leur misère, mais de ce qu’ils souffrent le bien, dans l’attente patiente, plus qu’ils n’en jouissent dans la possession satisfaite.